Dernière mise à jour : le 5 janvier 2014

    Remarque liminaire. Ce texte a été écrit à l'occasion du concours de chargé de recherche de l'année 2014.

    Programme de recherche (version pdf)

  1. Contexte scientifique de la géographie

  2.     La géographie admet plusieurs définitions possibles que l’on se place du point de vue des géographes, ou de celui des extérieurs de la discipline. Si tout le monde accepte l’idée qu’il s’agit d’étudier l’interface terrestre de notre planète, aucun compromis n’existe concernant la manière de le faire. Néanmoins, quelques éléments se retrouvent et fédèrent la discipline, parmi eux, la notion d’échelles. Ce programme de recherche propose de construire une nouvelle vision théorique de la géographie, à partir de cette notion.

        Néanmoins, la notion de « théorie » est polysémique. Comme base de réflexion en considérera deux définitions qui oscillent en permanence en géographie. Dans son sens vernaculaire, une théorie est une affirmation non démontrée, une hypothèse, une affirmation démontrée mais sans preuve tangible, etc. À l’opposé, dans son sens scientifique, une théorie est une construction dont la finalité est l’identification des causes et des effets entre des faits objectivés par une méthode d’analyse. Dit autrement, la théorie est un champ lexical particulier du discours scientifique permettant la mise en relation des faits entre eux en respectant le principe de causalité. Cela étant, le champ théorique, pour se développer, a besoin de principes, c’est-à-dire de règles que tout chercheur est obligé de poser et d’admettre sans avoir besoin de les démontrer, ce qui revient à dire que l’existence de principes montrent que le champ théorique n’est jamais premier ; il est toujours précédé d’un champ dit phénoménal, autre champ lexical du discours scientifique. À partir de ces principes, ces postulats, une théorie peut se construire de manière logique.

        La logique est l’étude des conditions de vérité d’un raisonnement. Il en existe deux  : la logique formelle et la logique concrète. En logique formelle, le raisonnement peut être vrai ou faux, s’il est logique, il est valable. Dit autrement, pour Aristote, la logique est indépendante du contenu, c’est-à-dire de toute affirmation concrète. A contrario, en logique concrète, le raisonnement se doit d’être vrai, en plus d’être logique. À partir de là, le raisonnement établit une relation entre un sujet et un objet, fondant ainsi la division platonicienne. Pour faire simple, un sujet est un thème d’étude  ; un objet, un concept ou une notion renvoyant à une définition scientifique particulière. Deux vérités s’affrontent alors  : la vérité matérialiste et la vérité idéaliste. Pour les matérialistes (Platon), la matière est supérieure à l’esprit. L’objet est soit un être, soit une matière. La vérité réside alors dans nos sens. Pour les idéalistes (Aristote), l’esprit, la pensée, la conscience, c’est-à-dire le sujet, sont supérieurs à la matière. Ainsi, la vérité se place dans nos idées.

        Par ailleurs, le raisonnement est soit de nature empirique, soit de nature rationnelle. Cette nature renvoie à deux visions bien différentes de la connaissance. Le principe de l’empirisme prétend que seule l’expérience du concret permet d’atteindre la connaissance. A contrario, le principe du rationalisme pose que toute connaissance exige des principes universels non tirés de l’expérience. La connaissance géographique est bien évidemment de nature empirique, comme la grande majorité des sciences. Par contre, il est plus difficile de cerner le raisonnement géographique. Est-il inductif, déductif, analogique, par l’absurde ou relève-t-il de l’abduction ?

        En fait, la géographie s’est principalement construite à travers deux types de raisonnement : le raisonnement de l’abduction et le raisonnement inductif.

        Le raisonnement de l’abduction fut formalisé par le philosophe Charles Pierce (1839-1914). Il consiste à « remonter » de l’effet à sa cause. Dit autrement, l’abduction emprunte le chemin inverse de la déduction. En géographie, il s’agit du raisonnement quotidien. Le géographe observe des entités spatiales résultant d’un processus inconnu : une montagne, une ville, un cours d’eau, etc., et il essaye d’en trouver l’origine, la cause. L’exercice est d’autant plus facile que l’objet géographique est récent à l’échelle de l’humanité. En conclusion, tout géographe présente et identifie un ou des processus spatiaux expliquant son objet d’étude. Le raisonnement de l’abduction demeure aujourd’hui le cœur de la géographie (Martin, 2004).

        Le raisonnement inductif est le pendant du raisonnement de l’abduction en géographie. En effet, pour reprendre la distinction de René Thom (1993) entre les observations pures et les observations expérimentales, la géographie ne connaît que, à 90-99 %, des observations pures, c’est-à-dire des observations non optimales, non totalement maîtrisables. Cela rend le raisonnement déductif très difficile à mettre en œuvre. L’expérimentation est rendue encore plus difficile par l’échelle inhumaine de certains objets géographiques. Actuellement, de nombreux travaux sont en cours, afin de compenser l’absence d’expérimentation, par la simulation numérique qui offre de nouvelles possibilités pour le géographe d’utiliser un raisonnement déductif. Pour l’heure, il demeure principalement inductif, c’est-à-dire, à partir d’une répétition des processus ou structures observées sur l’interface terrestre, le géographe les généralise et en fait une « loi spatiale » de nature soit quantitative, soit qualitative.

        Les trois autres raisonnements restent en marge, mais peuvent être présents dans le discours géographique. D’abord, le raisonnement déductif se caractérise par une démonstration à partir de prémisses, et par l’application du principe de causalité, concluant à un effet prévisible et certain. Ensuite, le raisonnement analogique consiste à utiliser en géographie la ressemblance entre plusieurs faits, et les généraliser ; il est abondamment utilisé en géographie pour transférer des connaissances, des mécanismes issus d’autres disciplines. Enfin, le raisonnement par l’absurde est très rarement utilisé en géographie ; il consiste à démontrer qu’une proposition est fausse par les conséquences contradictoires, résultant de cette hypothèse de départ fausse.

        Un des objectifs de ce projet est de proposer une définition à partir de ces éléments du raisonnement spécifique de la géographie, le raisonnement multi-scalaire, et de l’articuler au sein de la théorie de la relativité d’échelle (Nottale, 1989 ; 1993 ; 2011). Classiquement, le raisonnement multi-scalaire repose sur une abduction ou sur une induction. Avec la relativité d’échelle, il serait possible de proposer un raisonnement déductif des faits scalaires observés dans tel ou tel objet géographique. Proposer une démarche complémentaire et parallèle à ce qui est classiquement opérée en géographie est l’un des principaux défis de ce projet.

        Tout raisonnement peut conduire à une théorie scientifique, dont il convient de préciser la définition. Une théorie scientifique se décompose toujours en trois parties : une partie construite et opérationnelle ; une partie construite mais sans utilité apparente ; une partie en construction. Appliquée à la géographie, une théorie géographique doit décrire la Terre ou des entités de la Terre ; localiser les faits géographiques (les objets géographiques) ; expliciter les faits géographiques pour eux-mêmes et entre eux. De plus, une théorie scientifique poursuit trois objectifs : décrire et montrer ; expliquer et comprendre ; prédire et prévoir. De par ces finalités, une théorie est toujours liée à un courant de pensée dans le temps et dans l’espace terrestre. Dit autrement, toute théorie est mortelle, car toute théorie sera remplacée par une théorie plus pratique ; une théorie offrant une meilleure description et démonstration, une meilleure explication et compréhension, et une meilleure prédiction et prévision (Kuhn, 1983). Tout cela revient également à dire que toute théorie est réfutable. Elle se doit de satisfaire le principe élémentaire de la contradiction : elle doit être testable, utilisable par les scientifiques de la discipline pour laquelle elle a été conçue, et surtout critiquable. Sur ce point, la théorie de la relativité d’échelle en géographie a encore beaucoup de chemin à parcourir, et l’un des objectifs de ce projet sera d’essayer de développer cette théorie.

        Pour finir, toute théorie scientifique dispose de concepts, c’est-à-dire de représentations mentales particulières liées à la théorie qui les a produites. La particularité de l’importation de la théorie de la relativité d’échelle en géographie est qu’elle apporte un nouvel angle sur des concepts géographiques, établis au sein de ladite théorie depuis une vingtaine d’années, mais, difficilement abordables pour un géographe n’ayant pas une « culture de la relativité d’échelle ». Pourtant, la plupart du temps, les concepts de la relativité d’échelle renvoient à de très vieilles idées géographiques pouvant remonter au début du XIXe siècle (Forriez, 2010). Un autre objectif de ce projet est de pouvoir en dresser une grille claire et compréhensible pour l’ensemble de la communauté des géographes. La reformulation de la théorie de la relativité d’échelle dans un langage géographique accessible est un important pari, car il s’agira de respecter la théorie d’origine, tout en utilisant le vocabulaire notionnel et conceptuel de la géographie. Cet aspect pourra engendrer plusieurs groupes pluridisciplinaires dont la réflexion aboutira à des définitions claires de tous les termes employés. Ainsi, chaque terme aura un sens unique bien défini, c’est-à-dire qu’il n’acceptera aucun synonyme, et, par voie de conséquence, il deviendra un concept géographique.

        Il serait prétentieux d’affirmer que la géographie n’a jamais eu de théorie dominante, articulant ses notions, ses concepts, ses investigations… Elle en a, au moins, connue deux par le passé : la théorie des sphères de Pierre-Simon de Laplace et la théorie des systèmes de Ludwig von Bertalanffy (1973). De la théorie des sphères, il ne reste aujourd’hui que des reliquats. Pierre-Simon de Laplace, dans le cadre d’une théorie astronomique, avait découpé la surface terrestre en trois grandes sphères : l’atmosphère, l’hydrosphère et l’atmosphère. Le cœur de la théorie a été contrarié par les découvertes géologiques contemporaines. Néanmoins, elle fut remplacée lors de sa remise en question dans les années 1970 par la jeune théorie des systèmes, dont Ludwig von Bertalanffy fut l’un des plus grands penseurs et l’un de ceux qui influençant le plus la géographie. Ainsi, la théorie des systèmes a pris racine dans une grande explication de l’organisation spatiale de la surface terrestre, et surtout d’en proposer des modélisations. Cette théorie peut être vue dans le cadre d’une théorie plus vaste, la théorie de la relativité d’échelle portée par ce programme de recherche.

        Se faisant, ce programme cherche avant tout à répondre à six questions.

    1. Quels sont les principes de la géographie ?

    2. Comment construit-on un objet géographique ?

    3. Quelle est la nature ontologique du discours géographique ?

    4. Quelle est la nature du raisonnement multi-scalaire géographique ?

    5. Comment définir, qualifier et construire une théorie géographique à partir de la relativité d’échelle ?

    6. Quelle serait la finalité d’une théorisation par les échelles de la géographie ?

        Pour répondre à ces questions, cette proposition de programme étant une sorte de retour aux sources des fondamentaux de la géographie, quoi de plus intéressant que de partir de l’idée du « carrefour » disciplinaire que représente la géographie. Autour de cette idée force, ce programme de recherche propose deux grands axes de réflexion.

    1. Axe 1. Réflexions sur la nature de la géographie

    2. Axe 2. Réflexions sur l’apport théorique pour la géographie de l’approche scalaire

  3. Réflexions sur la nature de la géographie

  4.     De nombreux géographes français tiennent à la définition de la géographie comme étant une discipline « carrefour ». Cette position se défendait largement, car la géographie restait à la connexion de plusieurs sciences. La plupart d’entre elles servant de support théorique à l’explication géographique, tout en permettant la distinction classique entre géographie physique et géographie humaine qui demeure, par ailleurs, le cœur de l’école géographique française. La géomorphologie trouvait ses théories dans ses approches géologiques, physiques, etc. ; la géographie urbaine dans ses approches sociologiques et économiques, etc. Cela étant, si cette définition était largement justifiable au début du XXe siècle, l’est-elle toujours aujourd’hui ?

        En effet, le contexte scientifique dans lequel s’inscrit la géographie a fortement évolué. D’une part, les nouvelles technologies de l’information et de la communication (N.T.I.C.) ont permis une accession et une appréhension de la géographie au plus grand nombre, N.T.I.C. allant jusqu’à poser l’interrogation de l’utilité de savoir encore lire une carte. Par exemple, les systèmes de Global Positioning System (G.P.S.) calculant l’itinéraire le plus adapté en fonction de critères précis en limitent l’usage, mais surtout la réflexion autour d’une carte. En outre, les systèmes d’information géographique (S.I.G.) mettent à la portée de tous la possibilité de réaliser des cartes thématiques, cœur de la géographie. Certes, l’usage de ces outils par les non géographes pose de nouvelles réflexions sur le rôle du géographe dans l’expression des règles élémentaires de sémiologie graphique. La géographie voit par conséquent ses principaux outils mal menés par le plus grand nombre, sans pour autant pouvoir y faire quoi que ce soit. D’autre part, la société n’a jamais eu autant besoin de la géographie. Même, dans des disciplines connexes, le retour en force des facteurs de localisation dans les explications des différents problèmes contemporains est fulgurant. Pourtant, au sein de ces deux débats, grand public ou scientifique, la géographie semble être absente, voire purement et simplement écartée. Une des explications possibles de cet étrange paradoxe est la définition de la géographie comme étant un carrefour. Cela fait d’elle une terre d’accueil propice à l’innovation, à la réflexion originale, mais, a contrario, cela la rend floue aux yeux du grand public et des autres sciences. Ce projet propose de sortir de cette position de carrefour interdisciplinaire en mettant en avant le « marqueur disciplinaire » (Lévy & Lussault, 2003) qu’est la notion d’échelle.

    1. De la « géographie carrefour » au « carrefour de la géographie »

    2.     L’objet principal de la géographie reste le dégagement de facteurs de localisation dans l’espace terrestre. Il faut répondre à la question élémentaire : « Pourquoi ici et pas ailleurs ? ». Cette interrogation mène à une déclinaison analytique bipolaire, (1) soit le géographe analyse un territoire, une portion d’espace bien délimitée dans lequel il dresse une liste exhaustive de toutes les thématiques liées à ce territoire, cette portion d’espace, ainsi que ses relations avec les autres territoires, portions d’espace existant, (2) soit le géographe opère un raisonnement inverse en définissant une thématique dans laquelle différents territoires, ou portions d’espace serviront d’exemples, de moteurs à la réflexion. Le concours de l’agrégation a été pensé dans cet esprit en proposant d’un côté, l’épreuve de la géographie des territoires, et de l’autre celle de la géographie thématique, ce qui montre une nouvelle fois l’aspect usité de la division géographie physique/géographie humaine, idée renforcée par la troisième épreuve de géographie appliquée intitulée « aménagement du territoire ».

          Par rapport au début du XXe siècle, la nature même de la géographie dans sa définition fondamentale a fortement changé, faisant évoluer la « géographie carrefour » à une sorte de « carrefour de la géographie ». Cet aspect se renforce d’année en année par le fait que les méthodes géographiques s’autonomisent par rapport aux approches thématiques que l’on peut retrouver dans les sciences connexes. Cela est sans doute le résultat de l’effort considérable de théorisation qui a été mené depuis les années 1950, définissant progressivement une sorte de « géographie théorique », rendue indispensable par l’émergence de la géographie appliquée. Malheureusement, ou heureusement puisqu’il s’agit de l’objet principal de ce projet, la géographie théorique demeure inachevée. Cela s’explique par la démarche d’analyse. La géographie a toujours plus ou moins opté pour un raisonnement inductif. Ainsi, le terrain fournit des faits qu’il faut essayer de théoriser. Dit autrement, la géographie appliquée mène à la géographie théorique. Des modèles spatiaux ont progressivement émergé, permettant de s’affranchir peu à peu de la carte. Ce choix assumé et parfaitement justifié a conduit à ne jamais considéré la géographie théorique pour elle-même, ce qui aurait consisté à adopter un raisonnement déductif à partir de facteurs de localisation théoriques que l’on appliquerait sur telle ou telle entité spatiale. D’autres sciences humaines le font pourtant sans gêne, l’économie, la démographie, par exemple. Ce projet a pour objectif d’identifier les blocages au développement de la géographie théorique, tant en interne qu’en externe. Cette réflexion préalable amène l’idée d’un « carrefour géographique » interne.

          Ce carrefour géographique se décline en deux grands axes (Figure 1). Le premier axe est l’axe classique, géographie thématique et géographie régionale. Comme cela a été évoqué, l’un est toujours le pendant de l’autre. En géographie régionale, à partir d’une zone bien délimitée, le géographe décline tous les thèmes qui s’y raccrochent. Inversement, en géographie thématique, à partir d’un thème d’étude précis, le géographe recherche des zones pouvant y être intégré. Le second axe se cherche. Il articule géographie appliquée et géographie théorique. Un vieil adage français précise que « rien n’est plus pratique qu’une bonne théorie ». Dit autrement, une théorie ne pouvant être mise en pratique, ne sert à rien. Les deux éléments, quoi qu’on en pense, restent liés et inséparables. Cela étant, force est de constater que le volet « théorie » reste largement à construire. Muni de ces deux axes, il faut les lier. Pour cela, l’image d’un curseur semble être une bonne représentation. Ainsi, on peut faire de la géographie appliquée soit thématique, soit régionale, ou encore de la géographie théorique soit thématique, soit régionale. Néanmoins, cette métaphore ne décrit que la tendance principale de la recherche menée.

      Figure 1. Le carrefour de la géographie

          Pour compléter cette approche, il convient de s’interroger sur la nature des facteurs de localisation, d’où la seconde action.

    3. De l’approche spatiale à l’approche scalaire

    4.     Cette action cherchera à montrer les éléments théoriques qui peuvent exister en géographie thématique et en géographie régionale.

      1. L’approche spatiale des géographies thématique et régionale

      2.     Tout part du fait que, en géographie thématique, la localisation peut correspondre à deux idées bien distinctes, mais complémentaires : soit il s’agit d’une entité spatiale à étendue variable, soit il s’agit d’une entité abstraite ayant des conséquences spatiales, le processus. Ainsi, la géographie identifie des objets tangibles, la géographie des montagnes par exemple, ou des objets abstraits ayant une manifestation tangible dans l’espace, la géographie de la mondialisation par exemple. Cela étant, dans les deux cas, il faut nécessairement une thématique précise, définissant l’objet localisable ou le processus dans lequel l’objet s’inscrit. Par conséquent, cette dualité revient à définir soit un type de lieu, soit un type de processus.

            Le type d’objet d’étude fut l’« espace », faisant de la géographie française une « science de l’espace ». Si l’on revient sur ces origines, la géographie thématique est issue d’une sorte d’élargissement de la distinction classique entre géographie physique et géographie humaine. L’approche thématique de la géographie étudie un unique élément récurrent dans les différentes régions du monde. Elle permet de proposer des structures spatiales générales qui servent dans l’approche régionale. Dit autrement, l’approche thématique identifie les structures spatiales étudiées dans un espace à deux ou trois dimensions.

            Cependant, toute structure spatiale peut être amenée à évoluer par l’intermédiaire d’un processus, engendrant ainsi une dynamique spatiale. Dit autrement, ce type de processus renvoie implicitement à une transformation de l’espace. Ce que le géographe observe de manière tangible résulte d’une évolution qu’il faut décrire en amont, afin d’expliquer les structures spatiales observées. Tout processus permet d’introduire la notion de temps en géographie. L’espace étudié devient alors un espace-temps à trois ou quatre dimensions (avec systématiquement une dimension temporelle). Cela étant, ce processus peut reposer sur deux types de logique en fonction de la nature géographique de l’objet. S’il s’agit d’un objet d’origine naturelle, en général, il reposera sur une logique de l’abduction ; a contrario, s’il s’agit d’un objet d’origine anthropique, il reposera sur une logique inductive. Cependant, comme toute règle, les exceptions peuvent être nombreuses. L’un des objectifs de ce projet sera de les identifier précisément. L’identification des processus permet de déterminer des organisations spatiales types en fonction des thématiques. Il en résulte la possibilité de construire des modèles spatiaux (Christaller, Van Thünen, etc.), permettant de rendre intelligible un certain nombre de faits géographiques.

            Néanmoins, la plupart de ces modèles spatiaux intègre rarement la notion d’échelle, mais, paradoxalement, certains peuvent s’organiser de manière multi-scalaire spontanément. Si bien que, en fonction des thèmes, différentes échelles possibles existent. Les modèles spatiaux peuvent s’intégrer scalairement entre eux. De plus, toute thématique dispose d’une échelle de travail plus ou moins privilégiée en fonction de l’objet de la démonstration géographique. Ainsi, les thèmes se déploient par rapport à des niveaux géographiques. À chacun de ces niveaux, le géographe peut observer des formes spatiales spécifiques qui se transforment d’un niveau à un autre. Par exemple, si l’on souhaite étudier la ville de Grenoble, en fonction des thématiques, le géographe choisira un niveau de référence plutôt qu’un autre (Figure 2).

        Figure 2. La représentation multi-scalaire de Grenoble (Gallouédec, Maurette & Martin, 1926, p. 30)

            À l’opposé, la géographie régionale correspond à l’héritage vidalien de la géographie française. Il s’agit d’une « science des lieux ». L’approche régionale étudie tous les éléments d’un territoire spécifique. À partir des connaissances thématiques, elle permet de distinguer ce qui est de l’ordre général des structures spatiales de cette nature, de ce qui est spécifique à la région étudiée. Un lieu est une structure spatiale multiforme : ce peut être un point ou une surface. Quelle que soit la représentation, il est inclus dans une entité, une organisation plus vaste, le territoire ou la région.

            Le territoire (ou la région) retenu nécessite une limite qui n’est définissable que par rapport à un niveau prédéfini. Il correspond à une structure spatiale, qui peut être amenée à évoluer, via un processus. Ainsi, tout territoire s’inscrit également dans le temps et dans le cadre d’une logique de l’abduction, le territoire engendrant des formes spatiales qu’il faut étudier. Ainsi, tout territoire décrit, explique et permet de définir une trajectoire de l’organisation spatiale des lieux qu’il contient. Dit autrement, en géographie régionale, la thématique retenue est un lieu, un territoire d’étude. À l’intérieur de ses limites, tous les autres versants thématiques contenus peuvent se décliner, s’ils sont présents. De ce fait, la relation scalaire entre lieux et territoire (ou région) devient évidente. L’un des objectifs de ce projet est d’en décrire et expliquer les modalités.


            Pour conclure, il faut rappeler que la géographie thématique concourt à l’enrichissement continu de la discipline par des notions nouvelles, de nouveaux objets ayant besoin d’être localisés dans l’espace, voire dans le temps. De grief, elle permet également une connexion et une interaction très importante entre la géographie et d’autres disciplines développant des notions identiques. Par ailleurs, elle enrichit la géographie régionale, mais la géographie régionale peut également faire émerger de nouvelles thématiques en fonction des attributs spatiaux que possèdent les différents lieux envisagés. Néanmoins, plus spécifique, plus au cœur de la géographie, elle offre moins de possibilités en termes de connexion pluridisciplinaire.

      3. L’approche scalaire des géographies thématique et régionale

      4.     Il est évident qu’approche thématique et approche régionale se croisent et s’entremêlent, d’où le choix de les représenter sur un axe commun d’échange (Figure 1). Elles constituent le socle dur de la géographie, à un tel point qu’elles ont permis le développement d’une science de l’ingénierie : l’aménagement du territoire, qui ne peut, de par sa nature, se situer sur le même axe (Figure 1), or le pendant naturel de toute science de l’ingénierie est une forme théorique de la discipline. Ainsi, à l’opposé et en complément de l’aménagement du territoire, on peut identifier la géographie théorique. La sous-action 1 aura permis d’identifier les éléments théoriques relevant des échelles géographiques. Cette sous-action 2 aura pour objectif de définir clairement les relations conceptuelles liant notions d’échelles et notions spatiales en se concentrant dans quatre directions :

        1. Le rapport entre lieu et espace ;

        2. La question de la hiérarchie des lieux dans l’espace ;

        3. Le rapport entre espace et niveau ;

        4. La recherche d’une définition des axes du carrefour de la géographie.

            Premièrement, le rapport entre lieu et espace n’est qu’un jeu d’échelles. Un lieu est une déclinaison infinie d’espaces ; un espace, une déclinaison infinie de lieux. Par conséquent, tout lieu agit sur un ou des espaces ; tout espace agit sur un ou des lieux. Cette liaison implique par conséquent un contenant (l’espace) et un contenu (le lieu) (Bailly & Béguin, 1982). Ainsi, un lieu est souvent vu comme un point, mais, dans une perspective scalaire, il s’agit d’un point structuré (Nottale, 1989 ; 1993 ; 2011), puisque, en fonction des résolutions, il sera effectivement représenté par un point au sens mathématique du terme, ou par une surface. L’archétype de ce jeu d’échelles demeure la représentation d’une ville (Figure 2). Le lien lieu / espace peut être alors entendu comme étant le moteur de la dynamique spatiale (Figure 3). Pour que la notion ne présente aucune ambiguïté, il faut rappeler qu’une dynamique ne correspond pas à une transformation. En effet, l’idée de dynamique renvoie aussi bien à la structure spatiale invariante, subissant une inertie spatiale, qu’à la transformation même de cette structure spatiale. Quoi qu’il en soit l’idée vers laquelle ce projet souhaite s’orienter est de présenter cette dynamique comme étant une dynamique d’échelle.

        Figure 3. La dynamique spatiale


            Secondement, la détermination des lieux à placer au sein d’un espace est également une question de hiérarchie. Tout ne peut être placé sur un même espace ; le géographe doit faire des choix. À cette occasion interviendront les attributs spatiaux. En effet, il n’existe pas une infinité de possibilité de sélectionner les lieux dans un espace, (1) soit le géographe réalise son choix de manière hasardeuse, selon son humeur, ce qui n’est pas très scientifique, mais qui peut être une obligation dans le cas de données spatiales que l’on pourrait trivialement appeler « à la louche », (2) soit le géographe réalise ces choix en fonction des attributs que possèdent les lieux de l’espace analysé. La géomatique et, plus largement, les bases de données, ont permis une grande avancée dans ce domaine. La sélection devient de moins en moins arbitraire. Cependant, cette hiérarchisation implique également une notion d’échelle, liée aux priorités spatiales. Ce projet essayera de déterminer dans quelle mesure ces hiérarchisations par les attributs spatiaux des lieux, eux-mêmes structurés en échelles, pourraient s’organiser ou organiser les structures et dynamiques spatiales.


            Troisièmement, jusqu’à présent les notions scalaires évoquées et attachées aux lieux, demeurent plutôt celles liées à la résolution. Qu’en est-il de l’espace ? Dans ce cadre scalaire que ce premier axe essayera de déterminer, définir un espace équivaudra à caractériser un niveau. En géographie, les niveaux sont, en général, limités aux représentations cartographiques et à la perception qu’en a le géographe qui les analyse, or, avec le développement de la géomatique, cette limite n’a plus de raison d’être. L’un des objectifs de ce projet vise à essayer de déterminer le niveau le plus pertinent par rapport à chacun des lieux qu’il contient, conception difficilement réalisable avec de simples cartes. Peut-on déterminer, en géographie, un niveau de manière objective, et non lié à la perception qu’en a le géographe ou l’aménageur ?


            Quatrièmement, la caractérisation des axes du carrefour de la géographie devient alors possible à la lumière des considérations analysées précédemment (Figure 4). D’une part, les approches thématique et spatiale permettent de définir la structure spatiale analysée. D’autre part, les approches applicative et théorique permettent de définir l’utilité de l’espace que l’on étudie, et d’en expliciter sa transformation éventuelle. Elle est par conséquent le véritable cœur de la dynamique spatiale. C’est parce que l’espace se transforme, de manière naturelle via les processus physiques, ou de manière anthropique via des travaux d’aménagement ou de construction, que l’espace terrestre change. Dit autrement, la notion de processus permet d’introduire la notion de temps en géographie, soit en termes d’évolution spatiale, soit en termes d’évolution régionale. Ainsi, la géographie étudie au minimum deux variables correspondant à des variables spatiales à deux dimensions (carte ou paysage). La combinaison entre carte et paysage permet d’introduire une troisième dimension, désormais visualisable via des modèles numériques de terrain. Pour chacune des hypothèses spatiales en deux ou trois dimensions, il est possible d’ajouter la dimension temporelle, faisant ainsi de la géographie un espace-temps à trois ou quatre dimensions. Néanmoins, il peut apparaître utile de faire émerger dans toute étude géographique une cinquième dimension : celle des échelles, or celle-ci est plus complexe à mettre en œuvre, car le terme « échelle » demeure polysémique en géographie, tantôt il désigne la résolution d’une carte, d’une image, etc., tantôt il désigne le niveau d’analyse, la fenêtre d’investigation, etc. Avec l’introduction de la théorie de la relativité d’échelle, il est possible de définir les « échelles » par d’autres variables moins évidentes, moins familières aux géographes (dimension fractale, accélération d’échelle, etc.), d’où la nécessité de bien caractériser les approches géographiques spatiales et d’identifier leur articulation première avec la notion d’échelle.

        Figure 4. Le carrefour de la géographie – Définition des axes

            Sur le premier axe du carrefour de la géographie, géographie thématique / géographie régionale, la notion d’échelle est toujours implicite. D’un côté, l’approche thématique définit un contenu à la recherche d’un contenant. Elle permet la caractérisation d’une localisation typique via la construction d’une typologie, permettant à son tour de nourrir une comparaison entre les différents lieux. Rien n’oblige le géographe à rester à la même échelle. L’application des modèles peut être multi-scalaire. Ainsi, par exemple, l’approche chorématique s’est longtemps vu reprocher le fait qu’elle était ascalaire, mais, en réalité, il est parfaitement possible de proposer des modèles graphiques chorématique pouvant se déployer de manière multi-scalaire (Grataloup, 1996). Il s’agit d’un exemple parmi tant d’autres, mais la notion d’échelle est omnisciente dans l’approche thématique. D’un autre côté, l’approche régionale définit plus clairement une approche scalaire, car elle caractérise à la fois un contenant et un contenu. En effet, une double localisation s’opère, d’une part, la localisation du contenant, le territoire, la région, etc., d’autre part, la localisation des éléments propres à ce contenant liée à une thématique précise, le contenu. L’articulation des deux types de localisation engendre l’étude d’une situation fondamentalement basée sur une relation scalaire entre l’échelle du contenant et les échelles du contenu. Il existe par conséquent une difficulté de tailles entre la limite du contenu géographique et celle du contenant. Si le contenant est trop étendu, on n’identifiera plus le contenu ; si le contenu est trop étendu, on devra diviser le contenant en plusieurs représentations, par exemple, la France représentée par 1 714 cartes I.G.N. Top 25. Ces visions scalaires thématique et régionale ont des conséquences importantes en termes de géographie appliquée.

            Sur le second axe du carrefour de la géographie, géographie appliquée / géographie théorique, la notion d’échelle est toujours implicite, mais plus diluée, plus difficile à cerner. Cependant, en géographie appliquée, aménager implique qu’il faille opérer une étude d’impact sur le futur spatial ou le futur régional d’une transformation des structures spatiales, mais le choix de cette échelle reste imposée par les organes de décision politiques, ce qui fait que la question scalaire est rarement évoquée lors des opérations d’aménagement ou d’urbanisme. Les études d’impact ne font intervenir que cette échelle, et éventuellement, les relations de celle-ci avec les échelles équivalentes, mais l’intégration scalaire telle qu’elle est pratiquée sur l’autre axe demeure une exception, tout simplement parce que, en droit, il n’existe qu’aucune liaison entre les différents niveaux d’administration ; État, régions, départements, communes, structures intercommunales, sont indépendants et n’ont que peu de contacts formels, même si, heureusement, en pratique, des contacts informels existent. Cette position de la géographie appliquée, ancrée dans les méandres du droit public, implique l’émergence d’un problème renvoyant à la géographie théorique. Actuellement, la géographie théorique sert essentiellement à justifier ou expliciter les différents aménagements opérés, alors que son but devrait être de comprendre d’abord et avant tout la nature de la géographie tant thématique que régionale. Par voie de conséquence, une réelle géographie théorique fixerait une théorie ou un cadre global dans lesquels les idées géographiques pourraient s’épanouir de manière indépendante. Ce projet propose de se concentrer sur la notion d’échelle pour arriver à cette fin.

            Pour conclure, traditionnellement, la géographie peut être qualifiée de science spatio-temporelle. La géomorphologie avait initié largement cet aspect au début du XXe siècle. Néanmoins, la géographie a toujours oscillé entre une approche diachronique et une approche purement spatiale de l’espace ou du lieu. Jamais, pourtant, le temps n’a expliqué l’espace, et l’espace, le temps. Cette circonspection assumée peut être explicitée par le fait que temps et espace appartiennent à la même catégorie, le mouvement, or, la théorie de la relativité d’échelle a montré qu’il existait une autre catégorie, les échelles. Par conséquent, la catégorie « échelles » pourrait-elle proposer une autre forme de théorisation de la géographie, complétant celle apportée par la catégorie « mouvement » ?

  5. Réflexions sur l'apport théorique pour la géographie de l'approche scalaire

  6.     L’axe 2 se concentre sur la géographie théorique. Il s’agit de s’interroger sur la place à accorder aux échelles en géographie théorique. Jusqu’à présent, dans l’approche générale de la géographie thématique ou régionale et de la géographie appliquée, l’échelle demeure une intuition, subissant l’action de l’espace tant de manière structurelle que dynamique. L’idée force de ce projet est de considérer les échelles comme une structure spécifique de la géographie, qui, par conséquent, peut impliquer une sorte de dynamique. Bref, il s’agira de déterminer si l’échelle n’est qu’un simple indicateur, une simple mesure géographique, ou, si, au contraire, il s’agit d’un élément théorique fédérateur et inhérent à toute forme de géographie. Si tel est le cas, une approche théorique fondamentale de la notion devient nécessaire.

        En géographie, l’omniscience de la notion d’échelles est une évidence ; elle demeure la notion clé de compréhension de la discipline. À côté d’elle, la théorie de la relativité d’échelle a fait de la notion d’échelle une catégorie d’analyse à part entière, c’est-à-dire que nul ne peut définir de manière exhaustive ce à quoi renvoie l’idée d’échelle. Tout comme le mouvement avec ses intermédiaires, le temps et l’espace, il est impossible de caractériser ce qu’est une échelle si le géographe ne précise pas par un adjectif qualificatif ou un complément du nom ce dont il parle. Ceci explique toutes les hésitations présentes dans le discours géographique autour des notions de résolution et de niveau.

        De par la richesse et la diversité des notions que porte le « marqueur disciplinaire » de la géographie, pour ce programme de recherche, il ne peut être que l’instrument d’un renouveau de la géographie théorique. Ainsi, ce programme propose de construire la catégorie « échelles » en géographie, afin de servir de support à une théorisation de la géographie. Il s’agira d’une part de définir une approche déductive de la géographie, et, d’autre part, d’enrichir les méthodes et outils de la géographie appliquée.

    1. Le raisonnement multi-scalaire revisité

    2.     L’échelle en géographie se décline en deux aspects : l’aspect physique et l’aspect humain. L’aspect physique s’occupe surtout de la résolution ; l’aspect humain, du niveau d’analyse. Cependant, toute résolution est liée à un niveau spatial (ou temporel), et, inversement, tout niveau, retenu pour sa pertinence, implique une résolution. Dit autrement, les objectifs diffèrent entre l’aspect physique et l’aspect humain. D’un côté, l’aspect physique, le géographe privilégie une approche plus quantitative, de l’autre, l’aspect humain, une approche plus qualitative. Néanmoins, les deux sont indubitablement liés. Que l’on raisonne en termes de résolution ou de niveau, tout objet géographique dispose d’une forme physique variable en fonction de l’échelle à laquelle elle se trouve. À l’inverse du raisonnement multi-scalaire classiquement pratiqué, dans ce projet, il ne s’agit pas d’utiliser les niveaux inférieurs ou supérieurs par rapport à un autre pour expliciter ce que le géographe y observe, mais il s’agit ici d’étudier les transformations morphologiques de l’objet géographique étudié en fonction des échelles d’analyse.

          Cette approche que l’on pourrait baptiser morpho-scalaire, étudie la transformation des limites d’un objet géographique ou d’un semi de lieux de manière quantitative. Toutefois, elle n’exclura ni l’approche thématique, ni l’approche régionale, et ne négligera pas non plus les apports appliqués qu’elle engendre. L’objectif recherché est de passer d’une approche abductive, voire inductive, des échelles à une approche déductive, via l’instrumentalisation de la théorie de la relativité d’échelle.

          Mathématiquement, par définition, toute transformation en échelles correspond à un objet ayant des propriétés issues de la géométrie fractale. Jusqu’alors, les travaux géographiques autour de la géométrie fractale ont surtout été descriptifs (Frankhauser, 1994). Ce projet a pour objectif de les rendre analytiques, d’où la nécessité de trouver une théorie d’appui, car un outil, même un outil mathématique, n’est qu’un outil, s’il ne dispose pas d’une théorie explicative, il ne sert pas à grand-chose. Parmi d’autres semblant moins intéressantes du point de vue du géographe, le choix de ce projet s’est porté sur la théorie de la relativité d’échelle (cf. Note technique).

    3. La théorie de la relativité d’échelle en géographie théorique

    4.     Pour commencer, l’idée force de ce projet, défendue ici, sera que la géographie théorique se doit d’être une synthèse entre la science des lieux et la science des espaces. Dit autrement, il est impératif que l’approche théorique doit répondre aussi bien aux questions thématiques qu’aux questions régionales de la géographie, dans une perspective d’application. Actuellement, et bien heureusement, le champ théorique de la géographie n’est pas une coquille vide. Deux types de théories existent ; elles manifestent bien l’idée qu’il faudrait une approche théorique plus fédérative. D’un côté, il existe des théories « plus spatiales » autour des modèles thématiques dits spatiaux, qui sont une représentation directe de ce que l’on pourrait observer sur un espace terrestre. En général, ce sont des modèles homogènes et isotropes, permettant dans un cas pratique de le transformer en proposant une idiographie, adaptée à son hétérogénéité et son anisotropie. D’un autre côté, il existe des théories « plus locales » autour d’une représentation indirecte des lieux via des modèles de type loi rang-taille. Dans ce cadre, chaque lieu représente une variable qualitative dans laquelle des attributs sont fixés. Bien évidemment, le corpus théorique de la géographie ne se limite pas à ces quelques cas d’espèce, mais le message de ces quelques lignes est d’insister sur l’idée que la géographie thématique et la géographie régionale ont des théories entrant peu souvent en connexion entre elles. La quatrième direction du carrefour de la géographie est peu empruntée par les géographes (Figure 4). La géographie a-t-elle peut-être atteint les limites de l’approche spatiale et de l’approche locale ?

          Ainsi, la théorisation de la géographie via la notion d’échelles permettrait d’offrir une évolution du carrefour de la géographie. L’idée de ce projet de la présenter comme une alternative, et non comme une fatalité. En effet, le carrefour de la géographie précédent (Figure 4) correspond à la catégorie « mouvement », c’est-à-dire à un espace-temps géographique ayant des dimensions variant de deux à quatre. Au sein du nouveau carrefour proposé ici (Figure 5), il s’agit simplement d’intégrer une cinquième dimension, les échelles ; ainsi la géographie se déclinerait dans un espace-temps scalaire ayant des dimensions variant de trois à cinq. Le minimum passerait de deux à trois, car, désormais, la notion d’échelle serait systématiquement envisagée, soit deux dimensions de l’espace et une dimension des échelles. Dès à présent, le rapporteur de ce projet comprend que les combinaisons entre espace, temps et échelles sont plus nombreuses que le carrefour précédant. Toutefois, reste à définir ce qu’est la dimension des échelles en géographie.

      Figure 5. Le carrefour scalaire de la géographie

          Pour résoudre cette question de la « dimension d’échelle », la théorie de la relativité d’échelle est d’un grand secours (cf. Note technique). Jusqu’alors, il n’existait que quelques moyens pour la définir. Le moyen le plus évident pour tout géographe est d’utiliser l’échelle cartographique, l’échelle de l’image, etc., en résumé, toutes les formes d’échelle renvoyant à une résolution (Martin, Forriez & Nottale, 2012). Néanmoins, il existe une approche moins intuitive consistant à utiliser des mesures fractales, dont la plus connue demeure la ou les dimensions fractales de l’objet géographique étudié (Batty & Longley, 1994 ; Frankhauser, 1994). Il faut avouer que cela peut paraître très limité. Cependant, si l’on considère la notion géographique d’échelle comme étant une catégorie, cela signifie que, comme toute catégorie, il peut exister une infinité de variables la caractérisant. En guise de comparaison, la catégorie mouvement dispose de variables descriptives sur sa structure (distance spatiale ou temporelle, surface, configuration, etc.), mais aussi sur sa dynamique (vitesse et accélération).

          Ainsi, comme le carrefour « mouvement » de la géographie (Figure 4), le nouveau carrefour « scalaire » de la géographie (Figure 5) permet de mener des études concernant la structure scalaire, et d’autres concernant, la dynamique scalaire, et non plus structure et dynamique spatiales. Ici, le raisonnement analogique est très utile pour comprendre ce qu’est la catégorie « échelles » (Forriez, Martin & Nottale, 2010). Dans ce cadre, les outils de l’analyse en échelles de la géographie évolueront via la relativité d’échelle (Figure 6). Des variables structurelles, connues des géographes fractalistes (Dauphiné, 2010), apparaissent le logarithme de la longueur sur un objet fractal et la dimension fractale. La relativité d’échelle a été au-delà de ces variables, puisqu’elle est en mesure de décrire et d’analyser également ce qu’elle appelle la « dynamique d’échelle » à travers deux variables, la résolution, assimilée ici à une « vitesse d’échelle » et, surtout, la grande nouveauté de la théorie de la relativité d’échelle, la variable « accélération d’échelle ».

      Catégorie Mouvement Échelles
      Variable définissant la structure Espace Logarithme de la longueur sur une fractale
      Temps Dimension fractale
      Variable définissant la dynamique Vitesse Résolution
      Accélération « Accélération d’échelle »
      Figure 6. Tableau de présentation des catégories et de leurs variables associées équivalentes

          Ainsi, la relativité d’échelle permet à la géographie d’établir une réelle structure scalaire par l’intermédiaire d’outils efficaces. Toutefois, elle ouvre un horizon beaucoup plus large et beaucoup plus intéressant : la possibilité de décrire et d’analyser l’évolution d’une structure scalaire, c’est-à-dire d’étudier l’impact sur un objet géographique en termes spatiaux ou en termes temporels. Quels impacts a sur tel ou tel objet un changement scalaire de sa structure spatiale ? Quels impacts a sur tel ou tel objet une évolution spatiale sur sa structure scalaire ? Quelques réponses ont été apportées (Forriez, 2010), mais, le sujet de ce projet touchant l’intégralité de la discipline, elles ne sont qu’infimes par rapport au potentiel de la théorie de la relativité d’échelle en géographie.

          Pour conclure, cette action fait apparaître la nécessité d’offrir à la géographie des outils mathématiques plus sophistiqués que les modèles spatiaux existant. Ce développement permettra d’ouvrir de nouvelles connexions aux carrefours (mouvement et échelles) de la géographie. En effet, d’une part, elle définit une approche transversale des différents champs d’études et d’action de la géographie. D’autre part, elle ouvre des perspectives pluridisciplinaires intéressantes d’un point de vue national, européen et mondial. La géographie deviendrait une discipline phare, après avoir vécu longtemps bien isolée dans son « carrefour ».

    5. La théorie de la relativité d’échelle en géographie appliquée

    6.     La géographie appliquée demeure le pendant de la géographie théorique, si l’on se reporte toujours au vieil adage, « rien n’est plus pratique qu’une bonne théorie ». Il faut nécessairement trouver un champ d’application intéressant aussi bien d’un point de vue scientifique que lucratif. En effet, la géographie appliquée est un autre lieu de connexion privilégié, de par son caractère professionnalisant, avec l’extérieur du champ géographique. Par exemple, la géographie appliquée touche des disciplines telles que le droit (urbanisme, aménagement du territoire), la finance, etc. De plus, c’est une connexion avec le monde entrepreneurial qui permettra d’intéresser d’éventuels investisseurs ou d’obtenir diverses subventions publiques ou privées.

          Le choix d’objet appliqué, à titre personnel, reste la répartition du peuplement humain à différents niveaux de la planète (cf. Projet sur le peuplement). Les atouts de cet objet géographique sont nombreux par rapport au programme de recherche défendu.

      1. Il s’agit d’un objet clairement multi-scalaire, clairement organisé en échelles.

      2. Il s’agit d’un objet ayant abouti à un nombre conséquent de résultats dans les objectifs visés (Forriez, 2010).

      3. Il s’agit de l’objet fédérateur de la géographie humaine qui me permettra d’être facilement intégré au sein d’une équipe de recherche en place, et qui me permettra d’ouvrir un chemin de publications différant de celui emprunté jusqu’à présent, plus stratégique et plus efficace.

      4. Il s’agit d’un objet spatialement connu de manière exhaustive. Il pourra être étudié, avec de très bons supports, la structuration et la dynamique des échelles qui lui sont associées. Ainsi, le carrefour scalaire sera quasi-exclusif par rapport au carrefour « mouvement », déjà étudié. Il permettra aussi de constituer les liens entre les deux carrefours, car, du point de vue de la relativité d’échelle, une structure spatiale inertielle (telle que la répartition du peuplement humain) peut avoir une structure scalaire variable ; inversement, une structure spatiale variable peut avoir une structure scalaire invariable. Ce dernier cas pouvant peut-être paraître étrange fut pourtant observé au sein de l’évolution spatiale de la répartition des châteaux dans le nord de la France (Forriez, 2010). Qu’en est-il du peuplement ?

  7. Bibliographie des références citées

  8.     Bailly, Antoine & Béguin, Hubert, 1982, Introduction à la géographie humaine, Paris, Armand Colin, 216 p.

        Batty, Michael, Longley, Paul, 1994, Fractal cities. A geometry of form and function, Londres, Academic press, XXII-394 p.

        Dauphiné, André, 2010, Géographie fractale, fractals auto-similaire et auto-affine, Paris, Hermès, 256 p. [Lavoisier]

        Forriez, Maxime, 2010, Caractérisation formelle des structures multi-échelles géographiques en relativité d’échelle. Exemples choisis en géographie physique, géographie urbaine, géohistoire et géographie du peuplement, Avignon, Thèse de doctorat sous la direction de Philippe Martin (UMR ESPACE) et de Laurent Nottale (Observatoire de Paris – LUTh), 406 p.

        Forriez, Maxime, Martin, Philippe & Nottale, Laurent, 2010, « Lois d’échelle et transition fractal – non fractal en géographie », L’espace géographique, n°2, Paris, Belin, p. 97-112.

        Frankhauser, Pierre, 1994, La fractalité des structures urbaines, Paris, Anthropos, 292 p.

        Gallouédec, L., Maurette, F. & Martin, J., 1926, Géographie générale. Classe de seconde, Paris, Hachette, II-558 p.

        Grataloup, Christian, 1996, Lieux d’histoire. Essai de géohistoire systématique, Paris, Reclus, 200 p. [Espace modes d’emploi]

        Kuhn, Thomas, 1983, La structure des révolutions scientifiques, trad. Laure Meyer, Paris, Flammarion, 286 p. [Champs 115]

        Lévy, Jacques & Lussault, Michel, 2003, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 1 034 p.

        Martin, Philippe, 2004, Modélisation fractale et structurelle des formes en géographie. Réflexion développée à partir d’exemples karstiques, 3 tomes, Avignon, Mémoire d’habilitation à diriger les recherches, 169 p. ;  p. ; 179 p.

        Martin, Philippe, Forriez Maxime & Nottale, Laurent, 2012, « Le fil d’Ariane du dédale scalaire de l’espace-temps géographique », in Géopoint 2010. Les échelles pour les géographes et les autres, Avignon, Groupe Dupont et UMR ESPACE, p. 23-45 [Volume numérique]

        Nottale Laurent, 1989, « Fractals and quantum theory of space-time », Int. J. Mod. Phys. , A 4, p. 5047-5117

        Nottale Laurent, 1993, Fractal space-time and microphysics. Toward a theory of scale relativity, Singapour, World Scientific, XIV-338 p.

        Nottale Laurent, 2011, The theory of scale relativity. Nondiffferentiable space-time, fractal geometry and quantum mechanics, Handcover, World Scientific Publishing Company, 750 p.

        Thom, René, 1993, Prédire n’est pas expliquer, Paris, Flammarion, 192 p. [Champs n°288]

        Von Bertalanffy, Ludwig, 2012, Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod, XX-308 p. [Idem] [Réédition de 1973]