Dernière mise à jour : le 9 janvier 2024

Sommes-nous en dictature ?

Date de publication : 02/06/2022

Voilà l’exemple type d’une question simple dont la réponse est compliquée. Il n’existe pas de définition claire de ce qu’est une dictature. Dans l’histoire, aucun régime ne s’est qualifié lui-même de dictature, à l’exception des inventeurs du mot, les Romains. Être en dictature, subir une dictature est de fait un ressenti individuel, un ressenti collectif. C’est un mot fort que l’on emploie souvent en ce moment en France, notamment depuis la première élection d’Emmanuel Macron. Beaucoup de décideurs (hommes politiques, employeurs, etc.) balayent d’un revers de main ce mot. L’argument le plus simple est de prendre ce qu’ils pensent être un régime dictatorial et de dire "Si tu n’es pas content, va-t’en en Russie, en Afghanistan, etc.". Pirouette pour éviter de se poser les questions qui fâchent, de regarder avec objectivité l’état de son propre pays. Je vous propose une réflexion en deux temps. (1) Il faut commencer par essayer de qualifier le mot "dictature". (2) La qualification aboutira à une proposition de définition.

La dictature est-elle un régime autoritaire ?

Il existe une confusion importante dans les lieux communs autour du mot. Techniquement, il est parfaitement possible de qualifier un régime de dictature, tout en associant le terme avec l’adjectif qualificatif libéral. L’histoire de France fournit un exemple où la dictature en place a été les deux, le Second Empire. Entre 1851 et 1860, le régime de Napoléon III a été autoritaire, c’est-à-dire répressif par rapport à ces opposants politiques. Il existait un parti unique, celui de l’empereur. Entre 1860 et 1870, le régime devint un peu plus libéral dans le sens où les partis d’opposition, notamment le parti républicain, étaient tolérés et que des élections libres étaient organisées. Toutefois, cette distinction entre autoritaire et libéral est complexe, car, si le régime de Napoléon Ier était clairement une dictature, il n’en demeurait pas moins qu’il était libéral dans le sens où les citoyens français avaient acquis définitivement un certain nombre de droits depuis la Révolution qu’il était impossible de supprimer, comme le droit de propriété individuelle largement mis en avant dans le Code civil de Napoléon Ier. De plus, le premier empereur fixa un certain nombre d’institutions qui ont traversé tous les régimes politiques du XIXe siècle à nos jours, comme le Conseil d’État, la Cour des comptes, etc. Pourtant, la qualification de dictature a été portée par tous les adversaires de Napoléon Ier en Europe : l’Angleterre, l’Autriche, la Russie, etc. De fait, si son action a été très positive pour la France par de nombreux aspects, elle a été jugée néfaste par le reste de l’Europe, qui a été également marquée par l’œuvre napoléonienne. Par exemple, sans les conquêtes françaises, concevoir l’unité italienne ou allemande aurait été très difficile. Bref, on peut qualifier une dictature tout aussi bien par les termes libéral ou autoritaire. Ce n’est qu’une question de ressenti.

Par élargissement, le terme dictature est souvent employé dans des contextes non politiques. Viviane Forrester n’avait-elle pas démontré ce qu’elle appelait la dictature du profit, non seulement l’expression renvoie à un thème économique, à ses acteurs, mais également à une abstraction beaucoup plus subtile que le régime politique, le profit ? Dans la vie courante, il arrive que l’on taxe quelqu’un de dictateur, et cette personne est souvent son employeur. En général, cette situation intervient lorsqu’un ressenti autoritaire est éprouvé à son encontre. Pourtant, la dictature du profit décrite par Viviane Forrester s’inscrit dans la plupart des régimes libéraux de la planète. C’est un beau paradoxe. Les démocraties auraient-elles le pouvoir de créer dans certains secteurs de la société des micro-dictatures ? Il semblerait...

Un état autoritaire est souvent ressenti comme une dictature, mais il existe un état libéral qui l’est formellement, mais qui n’est pas ressenti comme telle. On retombe une nouvelle fois dans la complexité.

La dictature est-elle définissable ?

Revenons aux sources. Sous la République romaine, il existait une hantise : le retour à la royauté. La cité avait été traumatisée par le pouvoir unique et concentré autour d’un seul homme lorsqu’elle était dominée par les Étrusques. De fait, tout à Rome avait été organisé pour éviter qu’un seul homme prît toutes les décisions concernant les citoyens. Un Sénat avait été créé, mais il accueillait uniquement les Patriciens, c’est-à-dire les familles aristocratiques. Le peuple, la Plèbe, était représenté par un tribun. La République romaine est très éloignée d’une démocratie dans le sens actuel du terme. Pour finir, des exécutants des décisions du Sénat étaient élus tous les ans parmi les Sénateurs, les deux consuls. En période de crise, et la République romaine en connut de multiples et de toutes sortes, les deux consuls étaient fusionnés en un seul, le dictateur. Ainsi, temporairement, il était admis qu’un seul homme décidait pour l’ensemble des citoyens romains, mais son pouvoir n’était pas arbitraire, et il était encadré juridiquement.

Là, il est difficile de ne pas faire un rapprochement avec la pratique de la politique en France. Nous élisons à tous les niveaux, et ceux depuis Napoléon Ier, un dictateur dans le sens où il décidera de tout pour tout le monde dans le cadre d’un pouvoir exécutif, et une assemblée va enregistrer ses décisions, y compris les plus absurdes. C’est le maire et son conseil municipal ; c’est le président du département et son conseil départemental ; c’est le président de région et son conseil régional ; c’est le président de la République et son Assemblée nationale !

Le dernier cas est tout nouveau dans l’histoire de France. Il constitue même quelque chose d’inédit par rapport à nos voisins européens. Si la plupart des collectivités territoriales ont une forme dictatoriale, leur dictateur n’a aucun pouvoir réel. Il doit exécuter selon ses propres envies les décisions du pouvoir central, car, malgré tous les efforts de décentralisation, la France reste l’un des États les plus centralisés du monde. Tout dépend de fait des instances nationales. Jusqu’à la décision stupide de raccourcir le mandat du président de la République, il existait sous la Ve République un équilibre institutionnel entre la Présidence de la République, le gouvernement et le Parlement. Profitons-en pour rappeler que la France ne reconnaît que deux pouvoirs dans sa Constitution : le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Il est par conséquent très difficile de maintenir un équilibre sans le troisième pouvoir, relayé à une simple autorité indépendante constitutionnellement, mais largement soumise dans les faits aux deux pouvoirs. L’équilibre institutionnel fut trouvé sous François Mitterrand. Lorsque le président de la République dispose d’une majorité à l’Assemblée nationale, il domine la politique du pays en véritable dictateur. Le Parlement entier devient un lieu d’enregistrement, car, excepté dans trois cas constitutionnels, l’Assemblée nationale a toujours le dernier mot sur le Sénat, donc l’avis de ce dernier ne compte presque jamais. Toutefois, lorsque le président de République ne dispose pas de cette majorité, la Constitution lui impose de fait de nommer un Premier ministre représentant la majorité de l’Assemblée nationale. C’est assez simple à comprendre. Si le Premier ministre représentait le président de la République, l’Assemblée nationale voterait immédiatement une motion de censure, qui serait adoptée, contre le gouvernement, et si le président de République réplique par la dissolution de l’Assemblée nationale, il prend le risque de voir son parti encore plus minoritaire. De fait, même si elle n’avait jamais été pensée par les concepteurs et les théoriciens de la Ve République, la cohabitation fait partie du fonctionnement normal des institutions de la Ve République. Elle rétablit un équilibre institutionnel sain entre le président de la République, le gouvernement et le Parlement, car un compromis, voire un consensus, doit être trouvé si l’on ne veut pas paralyser le pays. Les trois cohabitations expliquent pratiquement à elles seules pourquoi la France n’a jamais adopté un système économique néo-libéral alors que tous les autres États européens (Royaume-Uni, Allemagne, Belgique, etc.) le faisaient. Les Français n’en voulaient pas. Chaque fois que de telles mesures ont été prises, ils imposaient une cohabitation. Le quinquennat change tout. Désormais, un seul homme, le président de la République, prend toutes les décisions en véritable dictateur de fait. La paresse de nos dirigeants et leur volonté d’imposer le néo-libéralisme ont abouti à proposer une inversion du calendrier électoral en élisant le président de la République, puis une Assemblée nationale, ce qui prouve la concentration du pouvoir entre les mains d’un seul décideur, comme les assemblées territoriales... Le souci est que, contrairement à ces dernières, il n’existe aucun contre-pouvoir aux actions du président de la République, puisque ce dernier est constitutionnellement irresponsable de ses actes politiques. Pourtant, le régime français reste un régime parlementaire. Ce devrait être l’assemblée des représentants du peuple qui décide de notre avenir. Ce sont les élections la plus importantes de notre régime, et il ne va pas de soi de donner une majorité au président de la République fraîchement élu afin de lui donner le statut de fait de dictateur. Le seul contre-pouvoir qui existe toujours aujourd’hui est de ne pas lui donner une majorité à ce dernier afin de maintenir un équilibre institutionnel, timide expression de la démocratie en France.

La nouveauté qu’a apportée Emmanuel Macron est très simple. Il a fait basculer la dictature de fait libérale de la France à une dictature de fait beaucoup plus autoritaire. Nous restons une démocratie, car un certain nombre de libertés sont garanties, comme celle de m’exprimer par exemple, mais, au niveau institutionnel, le régime devient de plus en plus dur. Un parti unique s’installe autour du dictateur élu, puis réélu, qui impose une politique néo-libérale à un peuple qui n’en veut pas. Si ce dernier conteste, car il a toujours ce droit, soit on s’en moque au plus haut niveau, soit on envoie les policiers réprimés sans ménagement les dissidents. Je ne prends pas de risque à citer ce qui a été dit et écrit à nombreuses reprises, mais notre pays prend un tournant autoritaire très inquiétant qui est matérialisé par le vote d’un certain nombre de mesures liberticides qui sont dans un premier temps temporaires, avant de devenir permanentes dans un second temps, mode qu’a lancée François Hollande.

Nous conservons depuis Charles de Gaulle une démocratie apparente, une démocratie spectacle, alors que, dans les faits, une forme de dictature subtile s’est installée. Si jusque-là elle était libérale, c’est-à-dire accueillant et acceptant en son sein plusieurs idéologies, depuis plusieurs décennies, une idéologie unique s’est imposée au sein de nos élus rendant possible un pouvoir exécuté de plus en plus autoritairement. Elle commence à se matérialiser autour d’un parti unique et de répressions policières de plus en plus inacceptables, comme celle du Stade de France il y a quelques jours. Toutefois, le régime reste largement libéral au niveau de la vie quotidienne - nous échappons ainsi au totalitarisme au moins -, mais plus dans ses institutions.

Voilà, j’espère vous avoir donné matière à réfléchir...

Maxime Forriez.

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